CHAPITRE VII

Pourquoi Luigi Cantoniera avait-il menti ? Pour quelles raisons niait-il avoir envoyé Bacoli chez les Golfolina ? Que voulait-il cacher en prétendant ignorer que Bacoli avait changé de nom ? Quelles que puissent être les explications que fournirait le patron de La Sirena malinconica, il n’en demeurerait pas moins le suspect numéro un et, du même moment, fournissait enfin à Tarchinini la première piste sérieuse. Le mari de Giulietta ne croyait plus – comme avait essayé de l’en persuader Cantoniera – qu’il avait été victime d’un jaloux. Et dans quel but, Luigi tenait-il tant à l’en convaincre sinon parce qu’il connaissait l’agresseur et désirait le protéger ? Il n’était guère plausible qu’il eût agi lui-même. Alors, qui ? C’est à cet instant que le policier repensa brusquement au jeune marin croisé sur le seuil du bar, ce marin en qui quelque chose l’avait intrigué, quelque chose d’insolite. Mais quoi ? Le Véronais sentait que s’il pouvait répondre à cette question, il mettrait la main sur le bout de laine qui dénouerait l’écheveau. Tout en se dirigeant vers la piazza Vecchia, Tarchinini se creusait la tête pour tenter de se rappeler ce détail qui, sur l’instant, l’avait choqué. Il était si absorbé dans ses réflexions qu’il ne prit pas garde au bruit d’un pas étouffé qui se rapprochait derrière lui. Il tomba sans s’être douté de rien.

 

*

* *

 

Ce fut le chapeau à bords roulés dont il ne se séparait jamais qui sauva la vie du policier. Le choc qui aurait dû lui fendre le crâne, fut considérablement amorti et dévié par l’épaisseur du feutre de bonne qualité (et dire que Giulietta estimait qu’il payait toujours trop cher ses chapeaux !). Le crâne avait résisté et seule la peau avait été fendue sur plusieurs centimètres, exigeant des points de suture.

Revenu à lui, la tête bandée, dans sa chambre d’hôpital où on l’avait transporté, Tarchinini s’efforçait faire le point en compagnie du commissaire Daniel Ceppo, qui ne cachait pas sa joie de voir son collègue s’en tirer à si bon compte.

— Vous autres, Véronais, vous avez la tête solide !

— Je suis le premier à m’en féliciter, croyez-le bien.

— Vous avez une idée de la raison de cet attentat ?

— Les autres ont peur que je n’arrive à la vérité. C’est parce qu’ils me jugent beaucoup plus près du but que je ne le suis en réalité, qu’ils ont cédé à la panique et commis cette faute. Et ils ont eu plus tort encore, de me rater.

— Ma qué ! vous n’allez pas me dire que vous le regrettez, hé ?

— Bien sûr que non.

— Et l’identité de votre agresseur ?

— Je l’ignore, peut-être s’agit-il de l’homme qui a tenté de m’abattre à Santa Maria Maggiore et, dans ce cas, il faut admettre qu’il guettait ma sortie nocturne. Mais comment aurait-il pu prévoir que je ressortirais la nuit dernière ?

— Alors ?

— Mon intention de me rendre chez Cantoniera, je ne l’ai confiée qu’à Teresa, la bonne des Golfolina. Sans doute aurait-elle pu prévenir celui qui m’attendait dehors mais, c’est accepter l’hypothèse qu’il y avait bien un homme en faction dans la nuit, ce qui me paraît imbécile.

— Dans ce cas, il s’agirait de quelqu’un de la maison ?

— Cela semble plus probable.

— Dès lors, les Golfolina seraient dans le coup du trafic de drogue avec Cantoniera ?

— On peut le penser. Pourtant, outre que ces mélomanes ne m’ont pas l’air de trafiquants, c’est Teresa qui m’a appris que le patron de La Sirena malinconica avait dirigé Bacoli vers la maison de ses patrons.

— Elle n’est peut-être pas dans l’affaire et n’a rien remarqué de ce qu’il se passe autour d’elle ?

— Teresa était la seule à savoir mon désir de filer chez Cantoniera.

— En somme, plus on estime y voir clair, moins on distingue quoi que ce soit ?

— Je suis sûr que je frôle la vérité, qu’il n’y a plus qu’un écran léger entre elle et moi, un écran que je ne parviens pas à crever parce que je ne fais pas le geste qui s’impose.

— Et qui est ?

Romeo soupira :

— Si je le savais...

— Dites donc, Tarchinini, j’ai oublié de vous apprendre que le médecin légiste a découvert que doña Sofia était bourrée de drogue.

Le saut que le Véronais exécuta dans son lit lui arracha un gémissement. Il tourna sa mauvaise humeur contre son collègue :

— Et qu’attendiez-vous pour me le dire ! Bourrée de drogue... Cependant, elle n’avait absolument pas le visage ni les yeux de quelqu’un s’adonnant aux stupéfiants...

— Peut-être en a-t-elle pris pour trouver le courage de mourir ?

— Cher Daniele Ceppo, la drogue donne aux intoxiqués le goût de vivre en effaçant de leur mémoire tous leurs soucis. Dans l’état où elle devait être, est-il possible qu’elle ait pu se pendre ?

— Le médecin hésite à se prononcer mais il penche quand même pour la négative.

— C’est aussi ce que je crois. On a fait absorber de la drogue – comment ? Je l’ignore – à doña Sofia pour pouvoir la pendre et maquiller son assassinat en suicide.

— Mais enfin qui aurait eu cet horrible courage ?

— Quelqu’un des siens.

— C’est abominable !

— Vous savez, aussi bien que moi, mon cher, que dans notre métier, l’horreur est quotidienne.

— Voyons, Tarchinini, ne laissons pas jouer notre imagination ! Pourquoi l’aurait-on tuée ?

— Là, deux hypothèses : ou don Marcello filait le parfait amour, au grand jour avec Teresa et même dans ce cas il n’a pu agir seul. La complicité de la bonne s’impose d’elle-même puisqu’elle devait être un des bénéficiaires de l’opération. Ou bien, si nous acceptons l’hypothèse que les Golfolina sont les trafiquants que nous recherchons, il faut admettre qu’il s’agit d’un crime collectif où tous les membres de la famille ont trempé, à l’exception de la vieille folle et, peut-être, de son mari.

— Pourquoi lui ?

— Parce que c’est un homme malheureux qui m’a donné l’impression de subir plutôt que de commander.

— Tout cela est bel et bon mais ne nous fournit pas la réponse à la question que je vous ai posée. Si nous écartons le crime passionnel, pour quel motif la famille s’est-elle décidée à commettre cet assassinat monstrueux ?

— Je ne sais pas exactement. Je suis obligé de m’en rapporter à mes seules impressions. Doña Sofia n’était pas heureuse. Elle n’ignorait rien des sentiments de son mari pour Teresa. Elle jouait mal du violon – et à ce propos, je ne comprends pas comment on osait lui faire tenir une place dans le Quintette ? Il faut croire que la clientèle des Golfolina n’est pas difficile – enfin, elle semblait détester ces beaux-parents. Leur reprochait-elle de se faire les complices de leur fils ? Ou bien, savait-elle quelque chose qu’elle menaçait de divulguer, comme elle l’a crié à doña Claudia, en ma présence ? Enfin, très estimé collègue, cette drogue qu’elle a absorbée, en admettant qu’elle l’ait absorbée de son plein gré, il a bien fallu qu’elle la prenne quelque part ? Or, quoi qu’en pense l’opinion, dans une ville du genre de Bergame, ce ne doit pas être si facile à trouver. Tandis que si la drogue était la maison...

— Je reconnais que tout cela se tient. Je vous admire, Tarchinini.

— Il n’y a vraiment pas de quoi car je me suis conduit bien sottement. Un débutant n’eût pas plus mal agi. Peut-être ai-je subi le charme de cette adorable Teresa ? Peut-être ai-je été sensible au côté « comme-il-faut » de cette famille Golfolina ? Je ne sais pas... Même Cantoniera avec sa gentillesse bourrue m’a jeté de la poudre aux yeux.

— Vous parlez comme si vous étiez sûr de leur culpabilité aux uns et aux autres ?

— Mais, j’en suis sûr, don Daniele... parce que la logique l’exige. Malheureusement, la prouver, cette culpabilité, est une autre histoire... D’autre part, puisque je m’en réfère à la seule logique, il y a deux événements qui ne s’expliquent pas logiquement : pourquoi Teresa a-t-elle dénoncé Cantoniera s’il est son complice ? Pourquoi a-t-on tué Bacoli s’il était leur complice ? Et s’il était leur complice, pour quelles raisons les a-t-il trahis ?

— À ce que je comprends, cher Tarchinini, vous avez encore du pain sur la planche, hé ?

— Oui... et je suis là. Je pense tout de même sortir après-demain.

— Je le souhaite et de grand cœur. Maintenant, dites-moi ce que vous voulez que je fasse ?

— Rien.

— Rien ?

— Écoutez-moi, don Daniele : ma seule chance d’arriver à démasquer ces gens-là, c’est de continuer à jouer le jeu... Il faut les laisser en paix... qu’ils finissent par se persuader qu’ils demeurent à l’abri des soupçons... jusqu’au moment où j’abattrai mes atouts.

— Ma qué ! et s’ils essaient encore de vous tuer ?

— Risques du métier mais, rassurez-vous : je me méfierai.

En dépit de sa volonté de montrer un détachement stoïque, Romeo ne put empêcher sa voix de trembler légèrement.   

 

*

* *

 

Lorsque son collègue l’eut abandonné, Tarchinini s’endormit et durant plusieurs heures, reposa en toute tranquillité. À son réveil, sa tête lui faisait encore un peu mal mais la souffrance s’avérait très supportable, fût-ce pour un homme aussi douillet que l’était Romeo. Dans le silence de cette petite chambre propre et claire, le Véronais se mit à réfléchir au problème le préoccupant. Comme il l’avait dit à Ceppo, il était certain de la culpabilité de Cantoniera et de quelques-uns des membres de la famille Golfolina, parmi lesquels il incluait, d’autorité, la jolie Teresa. Il en éprouvait une peine profonde. Romantique, il eût aimé que tous les criminels eussent des mines patibulaires et il se désespérait qu’une de ces femmes dont il se voulait le chevalier servant révélât une âme aussi noire. Pas une trahison ne lui apparaissait pire que celle d’un visage agréable. Inconsciemment, il cherchait déjà des excuses à Teresa. Peut-être n’avait-elle fait qu’obéir ? Par amour ou par crainte ? Mais, dans ce cas, qui était le chef de la bande ? Don Lazzaro ? Don Marcello ? Les hommes ne semblaient pas occuper la première place dans la hiérarchie des Golfolina. Alors, doña Claudia ? Ou bien devait-on admettre que le tandem Marcello-Teresa menait le jeu ? Et Cantoniera, dans tout ce mic-mac, quelle était sa place ? Si seulement Tarchinini pouvait se rappeler ce qui l’avait étonné dans ce marin, croisé chez Luigi ?...

Vers 4 h de laprès-midi, le commissaire Manfredo Sabazia rendit visite à son collègue véronais. Le Bergamasque ne pouvait cacher son émotion et, ce fut la larme à l’œil qu’il étreignit Tarchinini.

— Quand j’ai su... Ah ! bonté divine !... Le remords, d’un coup ! Vous me comprenez ? Car enfin, c’était moi... moi, le seul coupable ! Je vous ai arraché à votre quiétude véronaise... Vous m’auriez vu annonçant votre trépas à la signora Tarchinini ? Une abomination !

— De toute façon, je ne vous aurais pas vu.

— Pardon ? Ah ! oui... évidemment... Elle m’aurait traité d’assassin !

— Entre autres.

— Pardon ?

— Dans les moments dramatiques, Giulietta fait preuve d’une richesse de vocabulaire insoupçonnée...

— Et puis les bambini à qui il m’aurait incombé d’apprendre que j’avais laissé assassiner leur papa !

— Les bambini...

Tarchinini ne voyait pas la scène, il la vivait. La gorge serrée, il gémit :

— Poverelli...

Sabazia prit les mains de Romeo dans les siennes.

— Jamais... jamais, je n’aurais pu...

Ils se regardaient, bouleversés et, confondant le réel avec l’imaginaire, ils pleuraient sur un événement qu’ils savaient ne s’être pas produit mais qui aurait pu se produire. Les autres ne nous comprennent pas – avait coutume de dire Tarchinini quand on faisait allusion devant lui aux réactions de l’étranger vis-à-vis du comportement italien – et il ajoutait : parce que nous nous servons beaucoup de nos mains pour parler, ils se figurent que nous ne savons pas nous en servir pour autre chose, oubliant que nous demeurons les premiers bâtisseurs du monde ; parce que nous avons une imagination magnifique, on nous croit incapables de nous plier à la réalité, ne comprenant pas que l’homo italicus vit toujours sur deux plans : celui où les choses sont ce qu’elles sont et celui où les choses apparaissent telles qu’elles pourraient être et qu’il a assez de poésie en lui pour confondre les deux, en dehors de ses tâches nourricières. Ainsi, Sabazia et Tarchinini bien qu’ils fussent tous deux de remarquables policiers, ayant – quand il le fallait – les pieds sur terre, ne pouvaient résister au plaisir de se « faire peur » pour mieux goûter la saveur du moment présent où, se cachant à l’abri du malheur, ils se régalaient de misères inventées. Acteurs spontanés, ils ne cessaient, dès qu’ils en avaient le loisir, de se donner la comédie, mais une comédie où tout le monde s’affirmait sincère. C’est cette sincérité que les étrangers ne peuvent admettre.

Enfin, Sabazia s’arracha à leur commune émotion pour déclarer :

— J’ai cru de mon devoir de prier mon collègue Malpaga d’avertir votre femme... tout à la fois de votre... accident et de votre rétablissement.

— Ma qué ! ce n’est pas ce que vous avez fait de mieux !

— Pourquoi ?

Romeo secoua la tête.

— Vous ne connaissez pas Giulietta... Elle est capable de mettre Vérone sens dessus dessous...

— Vous exagérez !

— À peine... Mais, puisque je ne suis pas mort, il ne faut pas perdre de temps... Pouvez-vous me fournir des renseignements détaillés sur le Quintette Golfolina ?

— Sur le Quintette ?

— Oui... il y a des choses qui m’intriguent dans cette formation et j’aimerais bien les éclaircir.

— Bon... Dans ce cas, je vais prier Ettore Milazzo, l’entrepreneur de spectacles, de vous rendre visite au plus tôt. Je crois qu’il est celui qui, à Bergame, peut vous parler professionnellement, de la façon la plus exacte, des Golfolina dont il s’est occupé à un certain moment.

 

*

* *

 

Le signor Milazzo ne se présenta à l’hôpital que vers les 7 h du soir. Il dut parlementer longuement pour obtenir de voir le blessé. Sitôt qu’il fut en présence de Romeo, il tint à s’excuser de son retard.

— Signor Tarchinini, j’ai passé la journée à Brescia et ce n’est que tout à l’heure, en regagnant mon bureau, que j’ai trouvé une note m’annonçant que le commissaire Sabazia m’avait téléphoné. Je l’ai aussitôt appelé et il m’a prié de me rendre d’urgence à votre chevet. Je n’ai pas eu le temps de lui demander des explications et... me voilà.

— Je vous remercie, Signore. Vous organisez les spectacles, je crois ?

— En effet.

— Dans ce cas, vous devez connaître les Golfolina ?

— Les musiciens de la ville haute ? Évidemment.

— Je souhaiterais entendre votre opinion à leur sujet ?

— À quel point de vue, Signore ?

— Professionnel, bien entendu.

— Mon Dieu... ce sont d’honnêtes instrumentistes, sans plus. Il y a quelques années, j’ai cru qu’ils pourraient monter plus haut mais, j’ai dû déchanter... Consciencieux mais, sans cette flamme qui touche un auditoire averti... Ils exécutent avec conscience... c’est tout. Aussi, il n’est pas question de les produire dans les grandes villes... Ils donnent des soirées pour les œuvres de bienfaisances locales, pour les étudiants peu fortunés... En bref, ils sont capables de satisfaire des mélomanes pas trop experts et qui ont plus d’enthousiasme que de connaissances musicales... Personnellement, je n’ai pas la possibilité de m’occuper de formations de cette sorte... Vous voyez ce que j’entends par là ?

— Parfaitement... Signor Milazzo, j’habite chez les Golfolina.

— Ah ?

— J’ai eu l’amical privilège d’assister à l’une de leurs séances de travail... et sans prétendre à être, de mon côté, un expert, je dois vous avouer que j’ai éprouvé quelque surprise.

— De quel ordre, Signore ?

— Eh bien ! si Lazzaro, Marcello et Claudia Golfolina me paraissent posséder parfaitement leur métier, si le vieil Umberto me fait l’effet de tenir correctement sa place, il n’en est pas de même de doña Sofia.

— De doña Sofia ?

— Encore une fois, je vous répète, Signore, que je n’irais passer pour expert mais il m’a semblé indiscutable que doña Sofia jouait plus que médiocrement... se trompant... ne suivant pas toujours la mesure... en un mot, je me demande comment, dans un concert, les gens ayant payé leur place, peuvent tolérer une pareille faiblesse ?

Le visiteur du policier semblait sincèrement étonné.

— Je crains de ne pas très bien vous comprendre, signor Tarchinini ? Voyons, vous me parlez bien des Golfolina de la ville haute ?

— En effet.

— Ma qué ! vous me citez don Lazzaro, don Marcello, doña Claudia, don Umberto et doña Sofia !

 Et alors ?

— Et alors, Signore, un quatuor ne se compose pas de cinq personnes mais de quatre !

— Il ne s’agit pas d’un quatuor mais d’un quintette !

— Pardonnez-moi Signore, mais les Golfolina n’ont toujours constitué qu’un quatuor : deux violons, un alto et un violoncelle.

— Pourtant, doña Sofia...

— Je pense qu’il s’agit de l’épouse de don Marcello. Une jeune femme assez effacée ?

— C’est ça...

— Je puis vous affirmer qu’à ma connaissance, elle n’a jamais joué en public.

C’était au tour de Romeo de ne plus comprendre. À quoi rimait cette farce que lui avaient servie les Golfolina ? Pour quelles raisons avaient-ils fait jouer Sofia devant Romeo ? Ils voulaient le persuader qu’elle appartenait à la formation. Pourquoi ? Qui, le premier, avait parlé de quintette au lieu de quatuor ? Tous complices mais... de quoi ?

Le signor Milazzo se retira sans avoir très bien saisi à quoi répondait cette démarche qu’on lui avait demandé d’effectuer aussi rapidement que possible. La seule certitude qu’il emportait était que le signor Tarchinini ne comprenait pas grand-chose à la musique et qu’il confondait un quatuor et un quintette. Romeo de son côté, prit à peine garde au départ de son hôte, tout occupé à essayer de deviner depuis combien de temps on le moquait. Et cela ne lui plaisait pas du tout.

Allongé dans son lit, le mari de Giulietta, pour la centième fois peut-être, reprenait les données du problème qu’il ne parvenait pas à résoudre. Il savait qu’il connaissait tous les participants du trafic de drogues mais sans pouvoir deviner le mécanisme dudit trafic. Voyons, qu’est-ce qui obligerait les Golfolina à faire croire qu’ils formaient un quintette sinon le besoin de justifier la présence de doña Sofia lors de leurs déplacements ? Mais la fidélité conjugale eût suffi à expliquer que doña Sofia accompagnât son mari. Il fallait chercher ailleurs. Pourquoi les Golfolina estimaient-ils indispensable que Sofia les suivît dans leurs voyages ? Ils ne l’aiment pas, elle ne les aimait pas et menaçait de révéler des choses... Quelles choses ?

Loin de se reposer, ainsi que le lui avait recommandé le médecin, Romeo s’énervait, s’enfiévrait, furieux, dépité, exaspéré, de buter contre un obstacle dont il ne parvenait pas à comprendre la nature. Incapable de trouver le sommeil, il reprenait sans cesse ces questions auxquelles il lui fallait absolument répondre pour mettre les Golfolina hors d’état de nuire. En quoi doña Sofia leur était-elle nécessaire, pour qu’ils jugeassent indispensable de l’incorporer si totalement à leur troupe, qu’ils faisaient croire à un quintette alors qu’ils ne formaient qu’un quatuor ? Quels rapports existait-il entre Cantoniera et les Golfolina ? Pourquoi Bacoli avait-il craqué et changé subitement de camp ? Car le fait qu’il ait été envoyé par le cabaretier chez les Golfolina, montrait assez qu’il appartenait au même milieu.

Dans son lit, Tarchinini se tournait et se retournait. Un silence total régnait dans l’hôpital. Une horloge ancienne égrena quelque part les premières heures de la nuit. Heureux ceux qui dorment, pensait amèrement Romeo... Aux prises avec lui-même, il cherchait toujours les motifs ayant poussé les Golfolina à mêler Sofia à leur répétition, au risque de voir leur hôte constater la médiocrité de l’exécutante. À y bien penser, cela s’affirmait ridicule, et dangereux. Qu’est-ce que cela pouvait faire au Véronais que Sofia jouât ou ne jouât pas avec ses parents ? Justifier sa présence dans la troupe lors- qu’elle quittait Bergame ? Mais en quoi cela concernait-il, intéressait-il un professeur d’archéologie, étranger au pays ? Et brusquement, le mari de Giulietta comprit que si les Golfolina lui avaient joué cette comédie, c’est tout simplement qu’ils n’ignoraient rien de sa véritable identité. Ce n’était pas au pseudo-Napolitain qu’ils avaient donné un médiocre spectacle, mais bien au commissaire Tarchinini dont la présence chez eux les inquiétait. Oui mais, dans ce cas, pour quelles raisons l’y avaient-ils accueilli ? Il eût été si facile de refuser de louer la chambre... Là encore, la réponse s’imposait : les Golfolina ignoraient la véritable identité de Tarchinini lorsqu’il s’était présenté chez eux. Comment l’avaient-ils découverte et quand ? Avec un dépit qui allait se renforçant au fur et à mesure qu’il progressait dans son raisonnement, Romeo devait bien admettre que tout le monde s’était moqué de lui : les Golfolina, Teresa et Cantoniera. Il rougit de colère à l’idée du rôle ridicule qu’on lui avait attribué. Son amour-propre humilié excitait ses facultés intellectuelles et renforçait sa volonté de démasquer au plus vite ceux qui s’étaient non seulement rendus coupables d’un crime vis-à-vis de la société, mais encore qui s’étaient permis de s’offrir la physionomie du plus subtil policier de Vérone. C’était là une offense que Tarchinini ne pouvait supporter et ce fut avec un élan nouveau qu’il reprit ses déductions.

Donc, mis au courant de la personnalité réelle du faux Véronais, les Golfolina avaient désiré le persuader que Sofia appartenait à leur formation... Romeo essayait de se représenter le départ de l’équipe. Doña Claudia surveillant l’embarquement des voyageurs encombrés par leurs instruments... Doña Sofia emportait-elle son violon inutile ? Si oui, cela ne rimait vraiment à rien... Romeo avait assez de métier pour savoir que les criminels ne font jamais de gestes inutiles... Donc, il fallait que la jeune femme suivît ses parents et il fallait qu’elle emportât son violon. Pour quelles raisons ?

Soudain, le Véronais eut comme un éblouissement. Il s’assit sur son lit, le cœur battant. Il venait enfin de comprendre ! Qui pourrait soupçonner doña Sofia de transporter dans l’étui de son alto autre chose qu’un... alto ? Tarchinini sonna pour appeler l’infirmière. Une femme entre deux âges – mais plus proche du second que du premier – se présenta, inquiète :

— Quelque chose ne va pas, Signore ? Dois-je appeler l’interne de service ?

— Non. Il faut que vous téléphoniez pour moi.

— À cette heure-ci ? Ma qué ! je ne vais pas réveiller les gens, hé ?

— Oh ! que si, mignonne ! Vous allez réveiller le commissaire Manfredo Sabazia.

— Mais, il doit dormir ?

— Comment pourriez-vous le réveiller, autrement ?

— Et qu’est-ce que je lui dirai ?

— De venir immédiatement.

— Et vous croyez qu’il... il obéira ?

— J’en suis même persuadé.

Ayant passé une robe de chambre sur son pyjama, le commissaire Sabazia pénétrait moins de vingt minutes plus tard dans la chambre de Romeo. Apparemment, il n’était pas d’une humeur bien gaie.

— Que vous arrive-t-il, Tarchinini ?

— Je crois que j’ai résolu une partie du problème.

Du coup, Sabazia oublia son déplaisir à être sorti de son lit alors qu’il venait à peine de s’endormir.

— Non ?

— Si.

— Alors...

— Alors, mon cher Commissaire, je souhaiterais que vous m’envoyiez demain matin, à la première heure, quelqu’un qui m’apporterait, d’une part, un résumé des rapports de police touchant les villes où est apparue la drogue au cours des six derniers mois et, d’autre part, le détail des dernières tournées effectuées par les Golfolina.

— Parce que vous pensez ?...

— J’ose dire que je suis sûr, Commissaire, et que j’attends de vous les preuves me permettant d’étayer cette certitude.

 

*

* *

 

Tarchinini se réveilla dans un sourire et dans l’éblouissante clarté du soleil. Conscient d’avoir à moitié remporté la victoire, il avait goûté un sommeil paisible. Il venait d’en être tiré par l’apparition dans sa chambre, d’une ravissante et jeune infirmière qui précédait un homme dont, malgré le vêtement civil, on devinait la profession. Il s’agissait de l’envoyé de Manfredo Sabazia. Sans se soucier de formule de politesse, l’agent tendit une enveloppe à Romeo :

— De la part de qui vous savez, Signore.

— Merci.

Sans ajouter un mot, l’homme ressortit. Assurément, la petite infirmière était la plus étonnée des trois. Elle ne put se tenir de remarquer :

— Drôle de type !

Le Véronais se mit à rire. Cette infirmière lui plaisait beaucoup. Une jolie rousse à la frimousse éveillée. Oubliant ses soucis policiers, le mari de Giulietta se sentit repris par sa galanterie naturelle.

— Vous a-t-on déjà dit que vous étiez tout simplement adorable, mon enfant ?

— Souvent ! répondit la petite en minaudant.

Il n’en fallait pas davantage pour enflammer linflammable Tarchinini. D’un geste preste, il enserra de son bras droit, la taille de l’infirmière.

— Avec cette couleur de cheveux, la teinte, de votre peau, je parie que vous êtes Vénitienne ?

— Pas du tout, Signore ! Je suis de Milan !

Romeo lâcha la jeune fille en poussant une exclamation.

— Qu’y a-t-il, Signore ? Vous n’aimez pas les Milanais ?

— J’adore les Milanais et plus encore les Milanaises ! Vous ne pouvez savoir même à quel point je les aime les Milanaises, surtout quand elles vous ressemblent !

La petite roucoula de plaisir et sortit en balançant les hanches ce qui, à un autre moment, eût fait monter la tension de Romeo mais pour l’heure, quoi qu’en puisse croire l’infirmière, il pensait à tout autre chose. Maintenant, il se rappelait ce qui l’avait frappé dans le marin rencontré sur le seuil de La Sirena malinconica : il tenait à la main un paquet de pâtisserie où, sans y prendre garde, le Véronais avait lu Milano comme sur le paquet que portait Teresa lorsqu’il l’avait rencontrée dans la ville basse. Voilà donc comment la drogue arrivait à Bergame... Comment soupçonner un gentil paquet de gâteaux de renfermer de quoi intoxiquer des milliers de gens ? Du coup, la complicité de Cantoniera s’imposait et l’identité de ceux qui s’étaient mis en tête de supprimer Tarchinini jugé trop curieux. Vraisemblablement le marin à Santa Maria Maggiore et l’un des Golfolina, l’avant-veille au soir. Si Teresa lui avait révélé le rôle de Cantoniera auprès de Bacoli, c’est qu’elle savait proche la fin de son interlocuteur. Marcello s’était, sans doute, chargé de la besogne. La garce !

Fébrilement, mais avec l’intime conviction que son attente répondrait à ses vœux, le Véronais ouvrit l’enveloppe envoyée par Sabazia. Très vite il s’aperçut que l’apparition de la drogue à Pavie, Piacenza, Parme, Modène, Bologne, Ferrare, Mantoue, Crémone coïncidait avec le passage des Golfolina dans ces mêmes villes.

 

*

* *

 

La tête bandée, Tarchinini regagnait la maison du viale delle Mura. Il s’était fait déposer à la porte San Giacomo et montait à petits pas, suscitant un étonnement apitoyé chez ceux qu’il croisait et que frappait son pansement. Romeo n’y prenait pas garde. Pour lui, tout se terminait. Il ne lui restait plus qu’à comprendre pourquoi on avait tué Sofia, pourquoi on avait tué Bacoli. Son esprit romanesque pensait à une solution émouvante : Sofia et Bacoli s’aimaient et décidés à se refaire une nouvelle existence, entraient en lutte contre le gang. Le jeune homme abattu, Sofia avait eu peur et s’était tue mais, ses menaces proférées en présence du Véronais la rendait suffisamment dangereuse pour que sa disparition s’imposât. Le temps durait au policier d’avoir un entretien en tête-à-tête avec Teresa qu’il détestait plus que tous les autres, peut-être parce qu’il avait éprouvé à son endroit des sentiments trop tendres.

Lorsqu’il eut poussé la porte de la maison, Tarchinini s’arrêta. Du premier étage arrivait l’écho de litanies pieusement psalmodiées. Les salauds !... Ils priaient pour celle qu’ils avaient assassinée... Une colère violente commençait à agiter le Véronais. Un besoin irrépressible l’empoignait de grimper l’escalier, de se jeter dans la chambre mortuaire et là, devant la morte, de lancer la vérité aux visages de ces sanglants hypocrites.

— Mon Dieu !... Serafino !

Il ne manquait plus que celle-là ! Doña Clelia, une expression d’horreur sur son fin visage pâle, joignait les mains en contemplant celui à qui elle faisait porter ses rêves.

— Ils ont encore voulu te tuer ?

— Ça m’en a tout l’air, hé ?

Elle tomba, sanglotante, sur sa poitrine.

— Serafino mio, ils ne nous laisseront donc jamais tranquilles ?

Il l’écarta doucement.

— Si... Je vous promets qu’ils vont nous laisser tranquilles.

— Et nous partirons pour Mantoue ?

— Bien sûr !

Tout en répondant, Tarchinini se demandait, toute sa famille en prison, ce qu’allait devenir la pauvre Clelia ?

Mais les policiers n’ont guère le temps de s’interroger ou de philosopher sur les conséquences des actes criminels. Il leur appartient de les découvrir et de livrer leurs auteurs à la justice. Après lui avoir adressé un sourire confiant qui gêna beaucoup le Véronais, doña Clelia remonta vers la chambre où Sofia devait reposer, veillée par ses meurtriers.

Au lieu de gagner la pièce où il logeait, Romeo se dirigea, sur la pointe des pieds, vers la salle où avait eu lieu la répétition. Les étuis renfermant les instruments de musique s’alignaient sagement contre le mur. Romeo les ouvrit les uns après les autres. Comme il s’y attendait, l’un d’eux était vide, vraisemblablement celui de Sofia. Il s’agenouilla et, précautionneusement, tâta la boite. Sous son doigt, il sentit une saillie, invisible à l’œil. Après une courte hésitation, le commissaire prit l’étui et l’emporta dans sa chambre. À l’aide de la lame de son couteau, il parvint à faire jouer une sorte de fermeture à glissière dissimulant un vide s’étendant tout autour de l’étui dont il épousait la forme intérieure. L’époux de Giulietta passa son doigt au bord de la cavité et le porta à sa bouche. Sur la langue, il eût l’amertume de la cocaïne. Il poussa un soupir de soulagement : enfin, ça y était. Il allait pouvoir rentrer à Vérone ayant, une fois de plus, gagné la partie.

— Ainsi, vous avez tout compris ?

Roméo se retourna d’un bloc pour se trouver en face de Teresa. Il reprit tout de suite son sang-froid en constatant que la jeune fille ne tenait pas d’arme à la main

— Oui, j’ai tout compris... et notamment que vous avez tenté de m’assassiner l’autre soir.

— Ce n’est pas moi !

— Ce n’est pas vous qui m’avez frappé mais c’est vous qui avez alerté celui qui voulait me tuer... Marcello, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules sans répondre.

— Vous êtes le chef de la bande ?

— Moi ?

Elle eut un ricanement douloureux.

— Je suis leur prisonnière, oui... J’obéis.

— Pour quelles raisons obéissez-vous ?

— Je me suis évadée d’une prison où je purgeais une peine de cinq années pour vols. Ils peuvent m’y renvoyer quand ils le voudront. Ils n’ont qu’à alerter la police.

— Mais... votre liaison avec Marcello ?

— Je vous l’ai laissé croire pour tenter d’expliquer le pseudo-suicide de Sofia.

— Pourtant, elle-même m’a dit...

— Elle se le figurait.

— Vous avez aidé à la pendre ?

— Non.

— Qui l’a fait ?

— Sans doute Marcello et son père.

— Pourquoi ?

— Elle devenait dangereuse depuis la mort de Bacoli.

— Ils s’aimaient, ces deux-là ?

— Oui.

En dépit du côté dramatique de cette conversation, Tarchinini soupira d’aise à l’idée qu’à nouveau, il avait deviné juste.

— Racontez-moi ?

— Bacoli nous a été envoyé par Cantoniera. Il lui fallait se cacher.

— C’est chez Cantoniera que la drogue arrive, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Dans un paquet de gâteaux ?

— Oui. Bacoli avait peur. Sofia avait peur. Je pense que ce sont leurs craintes qui les ont rapprochés. Sofia a demandé à Marcello de la laisser partir. Il a refusé. Ce n’est pas qu’il tenait à elle mais il redoutait ses confidences. Alors, Bacoli a eu l’idée de se mettre en rapport avec la police pour acheter sa liberté et celle de Sofia. Il a rencontré un policier chez Cantoniera. Il l’a suivi, l’a abordé. Seulement, les autres l’ont appris et ils ont décidé de tuer le garçon.

— Qui s’est chargé de la besogne ?

— Cantoniera.

— Et c’est lui qui est venu chercher ses bagages.

— Personne n’est venu. Nous avons brûlé ses affaires.

— La drogue était transportée dans l’étui à violon de Sofia ?        

— Oui.

— Savez-vous qui est le meurtrier du policier à qui Bacoli s’était confié ?

— Cantoniera.

Il y eut un silence puis Tarchinini s’enquit doucement :

— Vous n’ignorez pas que tout ce que vous venez de me raconter vous condamne à retourner en prison ?

— Ça m’est égal... J’ai cru retrouver la liberté et c’était pire. En prison, on ne tue pas son prochain.

Encore un silence.

— Teresa... si vous acceptez de redire tout ce que vous m’avez dit devant les policiers d’abord, devant le tribunal ensuite, vous nous aiderez beaucoup et... les juges en tiendront sûrement compte. D’ailleurs, j’y veillerai.

— Merci.

Au moment où elle s’apprêtait à ouvrir la porte, Romeo lui demanda :

— Depuis quand êtes-vous au courant de ma véritable identité ?

Pour la première fois depuis le début de leur entretien, elle sourit :

— Dès le soir de votre arrivée... Cantoniera a téléphoné pour nous dire sa méfiance et on a découvert une photo dans votre valise.

Sacrée Giulietta dont la jalousie avait failli perdre son mari !

 

*

* *

 

Tarchinini alla téléphoner à Sabazia d’un café où on ne le connaissait guère et, lui ayant donné ses instructions, attendit patiemment, tout en dégustant un apéritif, qu’un mini-car Volkswagen eût déposé sur la piazza Vecchia quelques touristes mâles armés d’appareils photographiques. Alors, il se rendit à La Sirena malinconica.

Si Cantoniera éprouva un choc en voyant entrer chez lui Tarchinini, il n’en laissa rien paraître.

— Eh bien ! signor Professeur, que vous est-il encore arrivé ?

— On a presque réussi à me tuer, cette fois. Mais, il faut croire que j’ai la vie dure et le crâne solide. Donnez-moi donc un verre de bon vin.

Tout en versant le vin demandé, le patron dit :

— Ma qué ! pourquoi s’acharne-t-on après vous, signor Professeur ?

— Peut-être parce qu’on ne veut pas que je découvre qui fournit la drogue et qui la distribue ?

La main de Luigi trembla et du vin se répandit sur le comptoir.

— Je ne vois pas en quoi les histoires de drogue intéressent un professeur napolitain ?

Romeo sourit.

— Allons, Cantoniera, vous ne pensez pas que nous avons assez joué la comédie, vous et moi ?

— Pardon ?

— Donnez-moi mon véritable nom et mon véritable titre : commissaire Romeo Tarchinini de la Police Criminelle de Vérone.

L’autre gronda.

— Qu’est-ce que vous cherchez par ici ?

— Mais rien, mon bon Cantoniera. Je ne cherche rien car j’ai tout trouvé.

— Et qu’est-ce que vous avez trouvé ?

— Que c’est vous qui receviez la drogue enfermée dans un paquet de gâteaux que vous remettiez aux Golfolina par l’intermédiaire de Teresa. Et les Golfolina la transportaient dans l’étui du violon de doña Sofia. Je sais aussi que vous avez assassiné l’inspecteur Ludovico Velano et Ernesto Bacoli. De même que votre gentil neveu, portant un costume de marin, a essayé de me supprimer à Santa Maria Maggiore. Ne me dites pas que vous ne vous doutiez pas que j’étais au courant ?

Pour toute réponse, Luigi siffla entre ses dents :

— Ordure ! Je vous…

À ce moment, la porte s’ouvrit devant les touristes descendus du mini-car et qui réclamaient à boire. Cantoniera les servit puis revint derrière son comptoir.

— Et maintenant, espèce de sale flic, qu’est-ce que vous espérez faire ?

— Ma qué ! vous arrêter tout simplement, hé ?

Luigi se recula et sortit son couteau.

— Je crois que cela vous sera difficile, salaud !

— Mais non, vous allez voir.

Tarchinini se retourna vers les clients.

— Quand vous voudrez, les gars.

Les pseudo-touristes quittèrent leurs chaises, s’approchèrent du bar et l’un d’eux exhibant un pistolet conseilla à Cantoniera :

— À ta place, l’ami, je viendrais bien gentiment avec nous si tu ne tiens pas à coucher dans un des tiroirs de la morgue ce soir.

 

*

* *

 

Sabazia et Ceppo attendaient Tarchinini à l’entrée du viale delle Mura.

— C’est terminé ?

— En ce qui concerne Luigi Cantoniera, oui.

— On embarque les autres ?

— Ils ne se sont pas enfuis ?

Ceppo répondit :

— Sûrement pas. Mes hommes surveillent toutes les issues. Romeo sourit.

— Alors, c’est qu’elle ne m’a pas trahi... Je suis heureux de constater qu’elle était sincère.

— Qui cela ?

— Teresa. Bon ! eh bien, j’y vais. Ou je vous appelle ou ils se sauvent après que je leur aurai dit ce que j’ai à leur dire. Dans les deux cas, nous en aurons fini d’ici une demi-heure.

À cet instant, un policier arriva en courant et s’adressant à Ceppo :

— Signor Commissaire, on vient d’arrêter le père et le fils – don Lazzaro et don Marcello... Ils tentaient de filer par la ruelle donnant sur la via d’Arena.

Sabazia cligna de l’œil à Tarchinini.

— Alors ?

Il y avait du dépit dans la voix du Véronais.

— Elle m’aura donc trompé deux fois... Tant pis pour elle. Je lui avais donné sa chance. Elle a mérité que je lui passe moi-même les menottes...

Il s’en fut d’un pas vif et ses collègues ne tentèrent pas de le rejoindre. Ils comprenaient qu’il tenait à achever seul la besogne qu’il avait assumée, seul.

Doña Claudia sortit de la maison à l’instant même où Tarchinini s’y présentait. Ils se heurtèrent presque sur le seuil. Romeo lui sourit.

— Vous partiez ?

N’ayant rien perdu de sa superbe, la signora Golfolina répliqua :

— Vous ne m’avez pas laissé d’autre solution, signor Commissaire.

— Hélas ! Signora, même cette solution n’est pas la bonne. Excusez-moi...

D’un geste preste, Roméo emprisonna les poignets de doña Claudia qui sut rester correcte.

— Mes félicitations, signor Commissaire.

— Merci.

— Puis-je vous faire remarquer que vous avez eu bien de la chance ?

— Cela compense celle que doña Sofia n’a pas eue.

Doña Claudia eut une légère hésitation et dit calmement :

— Je n’ai pas voulu cette mort.

Et sans attendre que Romeo lui en donnât lordre, elle se dirigea d’un pas ferme vers Sabazia et Ceppo qui venaient à sa rencontre.

Dans le couloir, Tarchinini tendit l’oreille. Un silence lourd pesait sur ce logis où ne restaient plus qu’une femme terrifiée, Clelia, une folle, insouciante de ce qui se passait autour d’elle et qui, peut-être, se lamentait de ne point voir arriver celui qu’elle attendait depuis si longtemps et qu’elle ne cesserait jamais d’attendre, et enfin le vieux don Umberto, assez âgé pour ne pas essayer de fuir un châtiment que son âge minimisait forcément, et une morte, désormais à l’écart des histoires humaines, doña Sofia.

Poussé par une sorte de mélancolie sur laquelle il n’entendait pas s’interroger, Tarchinini voulut voir une dernière fois cette chambre où il aurait vécu une des plus bizarres aventures de sa carrière. Mais, il se figea sur le seuil de la pièce, les lèvres ouvertes sur un cri que sa gorge contractée ne pouvait pousser. Ce fut presque à mi-voix qu’il dit :

— Teresa...

Le regard fixe, il s’approcha doucement du lit comme s’il craignait de réveiller celle qui y reposait. Teresa ne se réveillerait jamais plus. On lui avait ouvert la gorge d’une oreille à l’autre. Négligeant l’horrible spectacle, Romeo ne voyait plus qu’une belle fille marchant dans son rire sous le soleil de Bergame ; elle ne lui avait pas menti... Il lui sourit, et la fixant de ses yeux embués, il murmura :

— Pourquoi ?... Mais, pourquoi, Teresa ?

— Parce qu’elle était trop bavarde, Commissaire.

Avant de se retourner, Romeo essaya de localiser dans sa mémoire, cette voix froide, pointue. Il n’y parvint pas et pesamment fit face à la nouvelle venue, et ses yeux s’arrondirent. La folle, doña Clelia, braquait un pistolet sur lui. C’était toujours la même petite vieille fragile et blême et pourtant une force irréductible semblait irradier de ce corps fragile.

— Surpris, Commissaire ?

— Ma qué ! avouez qu’il y a de quoi ?

Elle eut un petit rire cassé :

— Personne ne songe à se méfier d’une folle, n’est-ce pas ? Un bon personnage à l’abri de tout soupçon. Je les dirigeais tous... Et les affaires marchaient bien jusqu’au jour où cet imbécile de Bacoli s’est amouraché de cette ridicule Sofia... J’ai cru, après avoir éliminé les deux hommes qui nous cherchaient noise, que tout rentrerait dans l’ordre, dans mon ordre... Malheureusement, vous êtes venu. Tout de suite, j’ai deviné que vous seriez plus dangereux que les autres. Vous commettez de grosses imprudences, Commissaire. Cette photo que j’ai trouvée dans votre valise... Les histoires dans lesquelles vous vous embrouilliez selon vos interlocuteurs... Une faute... Une lourde faute... C’est à cause de vous que j’ai dû condamner Sofia : elle vous aurait parlé. C’est à cause de vous que j’ai dû tuer Teresa : elle vous avait parlé. Maintenant, elle ne pourra plus témoigner. Je suis sûre que vous avez entretenu vos collègues de cette petite vieille si folle... alors, lorsque je vous aurai tué, qui me soupçonnera ?  

— Personne, doña Clelia. Personne ne pourra vous soupçonner et même aurait-on la preuve de vos crimes, que cela n’aurait aucune importance.

— Vraiment ? Et pourquoi ?

— Mais parce que vous êtes réellement folle, doña Clelia.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Folle à lier... Vous finirez vos jours dans un hôpital psychiatrique.

Tarchinini calcula qu’il n’avait ni le temps de sauter sur doña Clelia ni celui d’appeler à l’aide. Rien n’était plus susceptible d’empêcher cette femme de lui tirer dessus. Alors, il prit la main de Teresa dans la sienne et attendit.

La vieille femme leva le bras.

— Adieu, Commissaire.

Romeo ferma les yeux et, de toutes ses forces, pensa à Giulietta. Lécho du coup de feu emplit la pièce. Tarchinini s’étonna de n’avoir rien senti. L’aurait-elle manqué à cette distance ? Il ouvrit les paupières. Doña Clelia était étendue sur le plancher. Derrière elle, don Umberto – son mari – un revolver à la main, la fixait puis il regarda le policier.

— Je ne pouvais pas la laisser vous tuer, n’est-ce pas ?

Sincère, Romeo l’approuva :

— Non, vous ne pouviez pas... Merci de m’avoir sauvé la vie.

Don Umberto hocha tristement la tête.

— J’aurais voulu sauver les autres aussi mais, elle me faisait peur... elle nous a toujours fait peur... elle nous paralysait...